À l’occasion de la sortie en librairie du livre d’entretiens Laïcité et islam : Mission possible ? (José Lenzini, Éditions De l’Aube) auquel elle a contribué, Razika Adnani nous en dit plus sur son engagement en faveur de la laïcité et d’une pratique de l’islam fondée sur la critique raisonnée et l’ijtihad.


Entretien avec Razika Adnani

Comment cet intérêt pour la pratique de l’islam a-t-il pris forme ?

« L’intérêt que je porte à l’islam en tant que sujet d’étude, d’analyse et de réflexion a été suscité par les innombrables contradictions et erreurs de raisonnement qu’un nombre aussi important de musulmans, des êtres humains, commettent sans qu’ils ne se sentent gênés comme si leur faculté de réflexion et de raisonnement était bloquée dès lors qu’il s’agissait de l’islam.

J’ai donc ressenti un besoin incessant de comprendre ce phénomène épistémologique, car il est le terreau du fondamentalisme et du fanatisme que je voyais se propager dans mon pays, dans tout le monde musulman et même en Occident. Au départ, je voulais comprendre pour éviter que je ne sois moi-même ou les miens pris par cette hibernation intellectuelle qui est un drame humain. Ensuite, j’ai décidé de partager les résultats de mes recherches et réflexions avec les autres.

Mon intérêt pour l’islam a été également provoqué en grande partie par le fanatisme qui fait que des êtres humains au nom de la religion deviennent des sanguinaires. Par la condition culturelle, intellectuelle, sociale et politique désastreuse des musulmans et des sociétés musulmanes, car elle est indissociable de l’islam, la façon de le comprendre et de le pratiquer, et de la relation que les musulmans entretiennent avec les textes sacrés. Par la souffrance des jeunes filles et jeunes garçons qui, lorsqu’ils veulent être pratiquants, se retrouvent écartelés entre un présent auquel ils appartiennent et un passé auquel ils pensent devoir appartenir, ce qui les empêchent de vivre en harmonie avec leur époque et de s’épanouir. Cet état psychologique est lui aussi pour beaucoup dans le passage au radicalisme et à la violence

Quel est le message essentiel que vous souhaitez faire passer ?

« Le message essentiel ? La nécessité de réformer l’islam. Proposer aux musulmans, à partir du même texte coranique, un islam nouveau adapté à leur époque. Le monde d’aujourd’hui est arrivé à une époque et les musulmans à une situation où la réforme de l’islam n’est pas une question de nécessité seulement, mais aussi un acte de responsabilité comme je l’explique dans mon ouvrage : Islam : quel problème ? Les défis de la réforme et dans plusieurs articles que j’ai écrits à ce sujet. Responsabilité des musulmans envers eux-mêmes, envers leur religion, envers les autres, car ils vivent avec eux, et envers l’humanité. J’insiste évidemment sur le fait que la réforme de l’islam ne peut réellement avoir lieu que si elle commence par celle de la représentation de la pensée, la pensée qui est créatrice et rationnelle, dans l’esprit des musulmans. C’est l’image négative de cette pensée qui est la cause de la situation de blocage de la pensée musulmane c’est-à-dire de la réflexion au sujet de l’islam et par conséquent de l’incapacité de cette religion à s’adapter à l’époque actuelle. J’insiste enfin sur le fait que la réinterprétation comme moyen pour mener cette réforme ne suffit pas contrairement à ce que pensent beaucoup y compris en France. Concernant certaines recommandations qui sont faites pour une époque qui n’est pas la nôtre, la solution ne réside pas dans la réinterprétation. Il est plus facile et plus logique de les remettre dans leur contexte et de les déclarer caduques. »

Le titre même de l’ouvrage de José Lenzini, « Laïcité et islam, mission possible ? », semble poser la question de la compatibilité entre l’islam et la laïcité. Pourtant, comme le souligne Sonia Ben Mansour, la confusion des instances politiques et religieuses n’est pas spécifique aux sociétés musulmanes. Ne pensez-vous pas que l’islam puisse naturellement – sans initiative externe – et progressivement évoluer vers une adhésion au principe laïcité ?

« L’islam est une religion qui ne sépare pas le politique du religieux, ainsi le conçoivent la majorité des musulmans. De ce fait, il est naturellement incompatible avec la laïcité.
Cependant, les musulmans peuvent, s’ils le souhaitent, faire en sorte qu’il le soit. Les musulmans ont fait l’islam d’hier, ils peuvent donc à partir du même livre faire l’islam d’aujourd’hui et celui de demain. Autrement dit le rendre compatible avec la laïcité, avec la modernité. Il suffit de le vouloir.
Certes, la loi peut imposer le respect de la laïcité, cependant, cela ne suffit pas. Il peut même provoquer des tensions et fragiliser la laïcité elle-même. C’est la raison pour laquelle la réforme de l’islam est indispensable pour compléter la loi.
Il est certain que nous vivons une époque où le contact avec l’autre est permanent et instantané. Il ne concerne pas les musulmans d’Occident, mais aussi ceux qui vivent dans les pays musulmans. L’implantation de l’islam en Occident et notamment en France influencera donc indubitablement les musulmans et la relation qu’ils entretiennent avec leur religion. Cependant, la réforme de l’islam ne peut se faire sans questionner les textes et tous ce qui les entourent comme théories et concepts. L’islam n’est pas uniquement un texte, mais aussi une théologie. Ce travail de réforme doit se faire par les musulmans comme je l’ai expliqué dans un article publié dans Le Figaro que j’ai intitulé : Réformer l’islam de France, ou réformer l’islam tout court ?
La laïcité ne s’impose pas seulement en Occident, mais aussi dans les pays musulmans.
Non seulement parce que les musulmans vivent de plus en plus au contact avec les autres, mais aussi parce que dans les pays musulmans, les individus ne sont pas tous musulmans et au sein de l’islam, il y a plusieurs islams. Si les sociétés musulmanes veulent accéder à la modernité autrement dit à une organisation sociale et politique où tous les individus sont égaux devant la loi, où l’autre n’est pas rejeté à causes de ses convictions religieuses ou non religieuses , ils n’ont pas le choix que de séparer la politique de la religion. »

La perception de la laïcité comme une notion concurrente à l’islam n’est-elle pas l’un des symptômes d’une interprétation de l’islam qui serait inadaptée à notre époque ? Une réforme globale de l’islam ne serait-elle pas nécessaire pour que l’ensemble des musulmans puissent pratiquer leur religion sans devoir faire un choix entre leur croyance et les valeurs du pays dans lequel ils vivent ?

« La laïcité n’est pas une notion concurrente de l’islam. C’est une notion qui sépare la religion et la politique mettant ainsi fin à son instrumentalisation par la politique. C’est donc une notion qui permettra à l’islam de devenir une religion et de retrouver sa vraie nature, c’est-à-dire une spiritualité. En séparant la religion et la politique, la laïcité permet à toutes les confessions de cohabiter en harmonie. Elle n’est pas concurrente de l’islam, car dans le monde de demain nous vivrons de plus en plus en contact avec l’autre, seule la laïcité permettra à l’islam de continuer d’exister et aux musulmans de le pratiquer sans douleur, sans complexe et sans violence.

La question que pose la laïcité pour les musulmans n’est pas seulement une conséquence d’une interprétation qui n’est pas adaptée à l’époque actuelle. Les textes coraniques eux aussi ont leur part de responsabilité dans le sens qu’on leur donne. S’ils portent certaines valeurs universelles, ils en portent beaucoup d’autres qui sont celles du VIIe siècle comme l’inégalité avec l’esclavage et la polygamie. D’ailleurs, le Coran lui-même affirme son appartenance à son époque en attestant que chaque prophète a parlé le langage de son peuple comme on le déduit du verset 4 de la sourate 14, Abraham, qui dit : « Nous n’avons envoyé aucun Messager qui n’ait parlé la langue de son peuple, afin de les éclairer (…) ».
Quant aux docteurs de l’islam, pour expliquer pourquoi le Coran n’a pas aboli l’esclavage par exemple, ils soulignent que le Coran ne voulait pas brusquer les mentalités de l’époque. Ce qui revient à dire qu’ils reconnaissent qu’il s’inscrit dans son époque, sa culture et ses valeurs. Même si par ailleurs ils le veulent incréé c’est-à-dire en dehors du temps. Un exemple des contradictions dont j’ai parlé tout à l’heure.
Pour ma part, je parle de « réforme véritable » pour distinguer la réforme à laquelle j’appelle de celle ou celles revendiquées jusque-là et qui n’ont rien réformé finalement. Pire, les adeptes de ces réformes ont bloqué la réforme dont l’islam avait besoin. Ce sont des réformistes qui bloquent la réforme comme je qualifie dans mon ouvrage Islam : quel problème ? Les défis de la réforme. »

Razika Adnani – Jean-Louis Bianco – Latifa Ibn Ziaten
Laïcité et islam : Mission possible ?
Entretien avec José Lenzini
Éditions L’Aube, 2019

Razika Adnani est une philosophe, islamologue et conférencière. Elle est membre du Conseil d’orientation de la Fondation de l’Islam de France. 
Jean-Louis Bianco
, ancien ministre, est président de l’Observatoire de la Laïcité.
Latifa Ibn Ziaten, dont le fils fut assassiné par Mohamed Merah en 2012, a fondé l’Association Imad Ibn Ziaten pour la jeunesse et la paix.