Chems Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris, a été l’un des signataires de la tribune :
« Il faut cesser le boycottage de la France » publiée dans le Monde le 31 octobre 2020, par « L’Islam au XXIème siècle ». Il s’est exprimé dans La Tribune de Genève.

La Tribune de Genève – Alain Rebetez, le 9 novembre 2020

Aviez-vous prévu quelque chose pour marquer le 13 novembre ?

Je suis allé me recueillir sur place, au Bataclan, avec un certain nombre d’imams et de présidents d’associations. Depuis le 11 septembre 2001 on tue au nom de l’islam, alors il faut que les religieux musulmans non seulement dénoncent mais s’élèvent contre ces actes, non seulement les condamnent mais qu’ils les combattent. C’est ça le but.
Moi-même j’ai évolué. Pendant un certain temps, nous n’arrivions pas à admettre que de tels crimes soient commis au nom de notre religion.

Pensez-vous que la mobilisation musulmane a changé depuis 2015 ?

Il y a une prise de conscience. Moi-même j’ai évolué. Pendant un certain temps, nous n’arrivions pas à admettre que de tels crimes soient commis au nom de notre religion. C’était quelque chose de très dur pour nous que notre croyance profonde soit mêlée à des actes aussi horribles. Ça a été un travail sur nous-mêmes. Certains restent dans la position de dire que ça n’a rien à voir avec l’islam, que ce ne sont que des actes criminels. Moi-même en 2012, lorsque Mohamed Merah a commis l’innommable, j’étais de ceux-là, je disais : ce n’est pas un musulman, juste un criminel. Mais aujourd’hui, nous sommes nombreux à considérer qu’il faut regarder les choses en face : il y a effectivement chez les terroristes un travail sur le plan religieux et un endoctrinement. Nous devons déconstruire leur argumentaire. Seuls des imams peuvent le faire, mais il faut absolument qu’ils montent au créneau.

Mais quels imams ? Faut-il les former en France ?

Il n’y a pas véritablement aujourd’hui d’imams formés en Europe, la plupart viennent de pays musulmans. La France a contracté avec trois pays des conventions pour des imams détachés, 30 viennent du Maroc, 120 d’Algérie et 150 de Turquie. Ça fait 300 imams payés par des pays étrangers. Moi, ici, j’ai depuis 1993 un institut, mais on n’en a pas formés beaucoup. C’est pour ça que je viens de lancer un nouveau cursus, avec une formation passant de cinq à trois ans et des accords que j’essaie de passer avec les universités pour qu’ils puissent y compléter leur formation. On a démarré le 5 octobre avec 76 inscrits, mais combien seront-ils dans trois ans ? Et qui les paiera ? Aucune mosquée en France ne peut payer les 36 000 euros d’un salaire minimal, elles n’ont pas les moyens.

Pourtant le président Macron a annoncé la fin des imams détachés en 2024.

C’est impossible. Je le lui ai dit. Qui prendra la place des 300 imams actuels ? Des imams autoproclamés ! Ceux-là mêmes qui aujourd’hui posent problème avec un discours dont on ne veut pas. Ce que je propose, c’est que la France fasse des accords de partenariats avec le Maroc, l’Algérie – la Turquie, je ne me prononce pas car il y a une dimension politique, mais il faudra une solution. En revanche, j’exclurais les pays qui n’ont aucune diaspora ici, comme l’Arabie saoudite ou le Qatar, et qui aujourd’hui financent des mosquées dans l’intérêt de transmettre un islam qui n’est pas compatible avec l’islam de France.

Avez-vous convaincu le président ?

Le ministre de l’Intérieur, M. Darmanin, est conscient de la difficulté. Il était à Alger récemment, au Maroc aussi, mais je ne suis pas dans le secret des dieux.

Ces questions sont débattues depuis plus de quinze ans, comment se fait-il qu’on n’ait pas avancé ?

Ce sont des questions compliquées et les solutions prennent du temps. L’autre institut de formation d’imams en France, en dehors de la Mosquée de Paris, est celui de Château-Chinon et de son annexe à Saint-Denis. Mais c’est l’islam rigoriste, celui de l’UOIF (Union des organisations islamistes de France). Est-ce cela qu’on veut développer ?

Vous y êtes opposé.

C’est un islam rigoriste inapplicable ici en France, il ne faut pas avoir peur de dire les choses. Je tiens à ajouter que la crise que nous vivons aujourd’hui n’est pas uniquement religieuse. La communauté musulmane a de graves difficultés parce que la politique de la ville en France est un échec et a créé une ghettoïsation terrible avec des quartiers où il y a plus d’échecs scolaires, plus de chômage et plus de précarité qu’ailleurs. Il faut prendre à bras-le-corps cette problématique. Moi, je prends ma part de responsabilité. Que chacun prenne la sienne.
Je suis heurté par les caricatures de Mahomet, mais je rappelle qu’il y en a eu aussi d’extrêmement violentes contre les autres religions. On en a bouffé du curé !

Au début du procès « Charlie Hebdo », vous avez publié une tribune pour souhaiter longue vie à ce journal. Pourquoi ?

Avec ce texte, j’ai surtout défendu un principe: la liberté d’expression. Elle est fondamentale dans notre société, et j’ai voulu l’expliquer à mes coreligionnaires. Je suis heurté par les caricatures de Mahomet, mais je rappelle qu’il y en a eu aussi d’extrêmement violentes contre les autres religions. On en a bouffé du curé! La France est le seul pays où la liberté d’expression est presque une façon de vivre, avec la satire et la caricature. C’est une tradition, et je dis aux musulmans : regardez ailleurs, ne répondez pas.

Pourtant en 2006, comme avocat de la Grande Mosquée, vous aviez déposé une plainte contre les caricatures. Qu’est-ce qui a changé ?

Entre 2006 et aujourd’hui, il y a eu 2015 : des morts… Évidemment que ça vous pousse à réfléchir. Quant au procès de 2006, je m’en suis expliqué. Alors que des drapeaux français brûlaient dans les pays musulmans et que des ambassades étaient attaquées, nous avions voulu faire acte de pédagogie et montrer qu’en France, quand un musulman n’est pas content, il saisit le juge. Quand nous avons été déboutés, nous n’avons pas fait appel.

Le président Macron a dit : « Nous ne renoncerons pas aux caricatures. » D’accord avec lui ?

Je trouve qu’il y a eu un excès de sa part. Par la suite, sur la chaîne Al Jazeera, il a dit : « Je suis pour la défense de la liberté d’expression et je ne renoncerai pas à cette liberté d’expression. » C’est ce qu’il aurait dû dire au départ. Les mots ont une importance.
Il y a en France une forme de séparatisme islamiste, et si on ne prend pas à bras-le-corps ce problème, ça va s’envenimer.

Il prépare par ailleurs une loi contre le séparatisme islamiste. Approuvez-vous ce combat ?

Je le dis clairement : si le président de la République entame un processus de lutte contre le séparatisme islamiste, je suis son partenaire. Il y a effectivement en France une forme de séparatisme islamiste, et si on ne prend pas à bras-le-corps ce problème, ça va s’envenimer. Moi, je défends un islam apaisé, pas un islam politique ni un islam tendant à remettre en cause la société dans laquelle je vis.

Il y a deux semaines, vous avez publié une déclaration avec d’autres représentants musulmans, entre autres pour dénoncer les attaques étrangères contre la France.

Ce texte est un acte fondateur. Je ne vais pas m’arrêter à une conférence de presse, d’autres personnes nous rejoindront. Que voulons-nous? Une harmonie entre l’islam et les valeurs de la République. Rien d’autre! Dans un livre en 2006, je disais que la laïcité est une chance pour l’islam. Aujourd’hui je considère que c’est ici, en France, que la réforme de l’islam et la beauté de cette religion vont enfin être connues. Regardez où on est : c’est le Quartier latin, celui des librairies, des universités. C’est là où tout va se jouer et les adversaires de la France en sont conscients. Il faut des intellectuels, mais de vrais intellectuels, pas des gens qui se prétendent islamologues. Aujourd’hui on n’a personne, c’est le désert. Le président a dit qu’il allait participer à la création d’instituts de recherches, c’est quelque chose de très important.

Al-Azhar, au Caire, passe traditionnellement pour le cœur intellectuel de l’islam. Vous n’êtes pas à l’aise avec cette université ?

Non. Il faut savoir aujourd’hui ce qui se passe à l’intérieur de cette université, voir qui en a pris les commandes. L’Université al-Azhar n’est plus celle des années 60. Il y a un vrai problème de fond.

Vous étiez un homme discret et voilà que vous prenez des positions retentissantes.

Ce sont les circonstances qui ont fait que je suis monté au créneau. Je n’attendais pas un tel écho et ne prétends pas parler pour tout le monde. Mais tout le monde doit faire le ménage, parce qu’on est à une heure de vérité et qu’on ne peut plus rester dans des situations ambiguës. Je ne cherche rien et je sais que je peux me faire tuer.
La Ligue islamique mondiale ne mettra jamais les pieds dans la Grande Mosquée de Paris, […] c’est une des organisations contre lesquelles je suis en train de lutter.

Vous avez reçu des menaces ?

Bien sûr. Je suis sous protection policière. Mais peu importe, l’enjeu est trop important. Quand je pense au fils de Samuel Paty, je ne dors pas, j’ai besoin de tranquillisants. Et la petite Mila, je sais ce qu’elle est en train de vivre, je suis en contact avec ses parents: on lui a pourri la vie. Tout cela au nom des miens… Je ne fais pas du cinéma. Quand la Ligue islamique mondiale m’a invité en avion privé, je leur ai dit : « Vous croyez pouvoir m’acheter ? » La Ligue islamique mondiale ne mettra jamais les pieds dans la Grande Mosquée de Paris, parce que c’est une des organisations contre lesquelles je suis en train de lutter.

Vous vous en prenez aux plus hautes autorités de l’islam.

Il n’y a pas d’autorités de l’islam. Il n’y a aucun chef dans l’islam sunnite, et moi, je ne suis chef de rien du tout.

Al-Azhar, la Ligue islamique, l’Arabie saoudite, c’est beaucoup de puissance…

La Mosquée de Paris seule contre eux, oui, sans aucun problème! Je parle avec mes tripes, je ne suis piloté par personne, c’est ce qui fait ma force, peut-être ma faiblesse aussi… C’est ma conscience, ma seule conscience.


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